Le point de vue d'un ancien ministre de l'Enseignement sur les avantages à tirer du numérique. Une position médiane, entre refus et aliénation, qui a le mérite de l'équilibre. Elle met aussi l'accent sur la nécessaire formation des enseignants.

“Réconcilier les enfants et les adolescents avec l’école passe par une adaptation de celle-ci au monde où elle s’insère, sans trahir jamais le service de l’humanisme, ni l’initiation à l’esprit critique.
Par Pierre Hazette, ancien ministre de l’Enseignement
Le mercredi 16 février, La Libre posait la question et deux chercheuses du Centre d’expertise et de ressources pour l’enfance, le Cere, optaient résolument pour “la résistance au tout numérique”.
Si cette position devait influencer la ligne pédagogique de la Fédération Wallonie-Bruxelles, elle sortirait notre enseignement d’une tendance lourde qui se manifeste en France comme au Québec, pour ne parler que de l’espace francophone.
lle s’inscrit, néanmoins, dans la ligne conservatrice qu’Arthur Bodson, recteur honoraire de l’Université de Liège, décrit en ces termes : “Le système éducatif en place est naturellement conçu non pour bouleverser mais au contraire pour sauvegarder et perpétuer la société dont il est l’émanation et y adapter les individus.”
Si l’on veut bien reconnaître que la révolution numérique constitue un bouleversement de civilisation, il serait peut-être sage d’examiner quel profit l’école pourrait tirer des moyens de communication nouveaux et des modes d’accès aux savoirs, inimaginables avant la mondialisation de l’Internet.
La réponse française
En France, le Centre national de recherche scientifique a publié en 2010 sous la plume de François Rastier, son directeur, un ouvrage qui fait référence : Sémantique des recherches cognitives. L’auteur propose que l’on imagine un système gigantesque, capable d’emmagasiner un nombre incalculable de données, parmi celles-ci et pour chaque discipline, à chaque niveau d’études, l’équivalent d’un manuel scolaire.
Rastier préconise une pédagogie de l’échange entre l’apprenant, coaché par l’enseignant, et le système intégrant les ressources de l’intelligence artificielle. L’écolier, l’élève, l’étudiant voit apparaître la leçon de l’instituteur ou du professeur sur l’écran qui remplace le tableau, il répond aux questions, de l’enseignant ou du système, sur le clavier de son ordinateur ou de sa tablette. Il y consigne les exercices d’appropriation de la matière, le système réagit par l’approbation ou la suggestion de corrections à apporter.
Il ne s’agit pas de remplacer l’enseignant par un gentil robot. L’enseignant est au cœur de l’apprentissage, comme facilitateur d’accès à la connaissance plutôt que comme transmetteur.
Il appartient à la profession d’entraîner la génération montante à s’intégrer dans une société envahie par l’intelligence artificielle. Il faudra que nos jeunes en sachent assez sur l’intelligence artificielle pour en contrôler l’usage et éviter d’en être les esclaves.
En 2014, sous un titre accrocheur, Deux pouces et deux neurones, Sylvie Octobre, mandatée par le ministère français de la Culture, va dans la même direction. La révolution numérique a modifié les modes de création, de diffusion mais aussi d’appropriation des contenus culturels ou scientifiques. Notre jeunesse est plus connectée et plus communicante. Le champ scolaire peut devenir un lieu d’expérimentation de l’autonomie qui contribue à la construction identitaire de l’individu.
Les liens entre culture, savoir et information doivent être retissés sous l’éclairage de cette mutation qui remet en cause les modalités de la transmission pédagogique.
La réponse québécoise
Sous un titre incontournable dans ce contexte, L’Urgence de préparer les enseignants d’aujourd’hui pour l’école de demain, T. Karsentyr (2018) relève vingt-six avantages de l’intelligence artificielle appliquée à l’enseignement obligatoire et met le Québec dans la mouvance de Rastier.
L’intelligence artificielle personnalise les apprentissages, participe à la réussite scolaire des apprenants, libère du temps pour les tâches didactiques en assumant une partie des corrections, permet l’évaluation continue des élèves, incite à l’adaptation du cours quand un nombre significatif d’élèves sont en difficulté de compréhension, suscite la rétroaction en invitant l’élève à revoir un chapitre antérieur, transforme l’enseignant en coach du groupe classe, prévient le décrochage scolaire en avertissant le professeur de la survenance d’un problème, développe l’autonomie des élèves, allège les tâches administratives (on songe aux bulletins), archive, en toute confidentialité, les données utiles à l’éducation et à l’enseignement…
Un préalable incontournable
Un passage obligé se révèle : il faut préparer les enseignants à interagir avec les moyens didactiques que l’intelligence artificielle offre à l’enseignement. Cette obligation sera présente dans la formation initiale et dans les programmes de la formation en cours de carrière.
Réconcilier les enfants et les adolescents avec l’école passe par une adaptation de celle-ci au monde où elle s’insère, sans trahir jamais le service de l’humanisme, ni l’initiation à l’esprit critique.
Chez nous, la formation des enseignants est à l’agenda du gouvernement. Son échéance a été reportée. L’occasion se présente d’aller dans le sens inverse à celui prôné par le Centre d’expertise et de ressources pour l’enfance (Cere).”
Source : lalibre.be, “Quel profit l’école tire-t-elle du numérique ?”, publié le 28.3.22, par Pierre Hazette (contribution externe). https://www.lalibre.be/debats/opinions/2022/03/28/quel-profit-lecole-tire-t-elle-du-numerique-4F4ML3INZFFE7OPLRZDZNZY5NE/